Potentiel du ghetto
Nuit
de Edgar Hilsenrath



Attila ressort Nuit, le roman fondateur d’Hilsenrath, qui nous enferme 500 pages durant dans l’enfer d’un ghetto pseudonyme. Ou la puissance de feu d’un écrivain lui aussi rescapé mais qui a trouvé une autre voie pour parler de la shoah. Terrifiant.

1942. Dans le ghetto de Prokov, ville roumaine à deux pas de la frontière ukrainienne, les juifs organisent leur survie. Débrouille, rapines, meurtres, on fait comme on peut. Au milieu du désastre humain, Ranek ne fait pas mieux que ces coreligionnaires. Lui aussi vole, lui aussi s’en sort du mieux qu’il peut, avec ses forces décroissantes, la faim au bide. L’important à Prokov, c’est de trouver un lieu pour dormir, un toit à se mettre sur la tête. Pas pour le confort, juste pour la sécurité : la nuit, les policiers font des rafles et déportent les trainards. C’est la nuit que la mort tombe.
On vous a parlé au moins deux fois déjà d’Hilsenrath (ici et ), inutile donc de revenir sur la biographie de cet écrivain monumental remis au gout du jour par les éditions Attila. Reparait cette année ce que bon nombre de connaisseurs appellent son œuvre majeur. Nuit. C’est intelligent de la part d’Attila de ressortir Nuit en troisième position derrière Fuck America et Le nazi et le barbier. Intelligent parce qu’à bien des égards, si l’on lit Nuit en premier, on hésitera certainement à se saisir des deux autres. Si Hilsenrath arrive à nous faire rire avec le grotesque du Nazi et le barbier, horrible fresque des camps de la mort, avec Nuit, il semble parvenir à une limite infranchissable. Roman de l’avilissement et du retour à l’animal, ce récit ne même nulle part, vers aucune espérance.
Hilsenrath est une terreur dans la littérature de la Shoah. Une terreur parce qu’il ne victimise pas. Ici, il n’est nullement fait mention d’un Prokov avant et après la guerre. Nous sommes dans le pendant, dans le ghetto en ruine, bouffé par le typhus. Les femmes, les hommes, les enfants sont totalement déshumanisés, ont accepté leur condition, guette le prochain mort pour lui faucher sa place dans un dortoir, ses éventuelles dents en or qu’ils auront au marteau, sans faire de détail. On accouche et on meurt, on avorte et on baise dans l’indifférence générale. Et tout est là : plus on avance et plus on se dit que la pitié n’aurait pas sa place dans ces lignes. Le pire serait de s’attendrir sur Ranek, sur sa belle sœur, sur le sort de ces pauvres squelettes rendus à l’état sauvage.
La lecture peut parfois être insupportable, mais jamais Hilsenrath ne se place dans la peau du juge, ni même du témoin. On est à Prokov, avec eux, dans l’insupportable nuit qui ne mènera nulle part. La force de ce roman est là. On n’espère pas, on n’attend rien, on voit ce qu’il y a à voir, sans pudeur, et on oublie que l’on a à faire à des hommes.
Nuit
Roman allemand d’Edgar Hilsenrath
Attila – 2012 – 555 pages

Cet article a été rédigé par
Emile Partagas