Inutile de le repréciser, une bonne partie des laborantins de notre équipe voue un culte total aux auteurs branques. Et aucun n’avait jusque là eu connaissance de l’un des pionniers en la matière : Fredric Brown. Après la lecture de Rouge gueule de bois, c’était donc l’occasion de partir à la découverte de ce type aussi frappé que les verres qu’il ingérait par douzaine.
Doc Stoeger est le fondateur, actionnaire majoritaire et rédacteur unique du Carmel City Clarion, le seul journal local de cette petite bourgade tranquille de l’Illinois, à quelques encablures de Chigago. Chaque semaine, Doc s’échine à remplir sa feuille de choux de divers faits prenant place à Carmel City. Mais la ville est aussi vivante qu’un hameau de la Creuse, alors Doc dépérit, s’enivre dans le troquet du coin en espérant de tout son cœur qu’un jour peut-être, il adviendra ici un drame qui fera la richesse de son journal. C’est évidemment ce qui va arriver dans cette nuit de jeudi à vendredi où, en quelques heures seulement, Doc sera témoin du braquage d’une banque, enlevé par deux dangereux gangsters, plongé dans un étrange complot et finalement accusé de la mort d’un policier et d’un chef d’entreprise.
Nous avons rencontré Fredric Brown dans le délirant Rouge gueule de bois de Léo Henry dont il est question plus haut. Visiblement, Brown était une sorte de fou furieux, truffant ses romans de SF et ses intrusions dans la littérature policière de digressions délirantes. Ca a immédiatement résonné, on s’est donc jeté sur le premier qui passait, et voilà. La nuit du Jabberwock.
Ce n’est peut-être pas le plus fêlé des romans de Brown, mais en terme de construction, ça tient sérieusement la route. Le bonhomme était avant tout un grand feuilletoniste. Si, cette Nuit est emplie de chausses trappes et qu’on comprend vite que l’intrigue ne tient qu’à quelques fils savamment tendus, il n’en reste pas moins un talent impressionnant pour la fin de chapitre en cliffhanger. C’est quoi, le cliffhanger ? Ben, c’est littéralement l’histoire du type accroché du bout des doigts à une falaise, avec cent mètres de vide sous lui et qui, perclus de crampes, s’apprête à lâcher juste au moment où le chapitre s’interrompt. Oui, Brown est un maître du genre. Et comme tout bon maître du genre, il fait monter la sauce, nous abandonne dans une situation qui paraît inextricable et au chapitre suivant rétablit la situation in extremis pour nous rebalancer dans une nouvelle intrigue, encore plus prenante.
Ici, son personnage est un connaisseur émérite de Lewis Caroll et de son œuvre, doublé d’un joueur d’échec éminemment réfléchi (tout alcoolique soit-il). La nuit du Jabberwock est donc construit comme un damier où Doc va devoir étancher sa soif tout en contrant un ennemi qui l’enfonce dans la pire des aventures d’Alice au pays des merveilles, celle de sa suite directe, plus sombre, Alice de l’autre coté du miroir.
Roman à tiroir, à intrigue, ce Jabberwock refermé, nous allons filer sur son autre polar paru chez Rivages/Noir, La fille de nulle part.
La nuit du Jabberwock
Roman américain de Fredric Brown
Traduit de l’anglais (USA) par France-Marie Watkins
Rivage/Noir – 2007 – 239 pages