Potentiel des rencontres anachroniques
Rouge gueule de bois
de Léo Henry


Du grand n’importe quoi élevé au rang de littérature, on en connaît un bout au PetLab. Mais là, on doit avouer que la claque est sévère. Léo Henry brasse une histoire totalement dézinguée avec une écriture raffinée qui file des crampes abdominales.

Juillet 1965 : alors que Buzz Aldrin s’apprête à poser le pied sur la Lune, que la guerre de Corée s’enlise dans la boue marxiste et que la fin du monde est proche, l’écrivain de science-fiction Fredric Brown rencontre le réalisateur Roger Vadim dans un bar de Tucson, Arizona. Autour d’une partie d’échec, nait alors l’idée d’un crime parfait. Mais la route des deux camarades de picole ne s’arrêtera pas là. Ce serait trop simple. Extraterrestres, Barbarella, zombies, surfeurs, guérilleros et baba-cools vont se dresser sur la route que poursuivent l’auteur et le cinéaste, en évitant les ornières qui peu à peu deviennent des trous noirs qui dévorent tout.

Oui, vous avez bien lu : 1965, premier homme sur la Lune, guerre de Corée. Ce qu’il y a d’étonnant dans la construction de ce livre, c’est qu’au moment où, joints entre eux, ces trois éléments nous sautent aux yeux comme une impossibilité absolue, un anachronisme semblant avoir échappé à la correctrice, à l’éditeur et aux commerciaux, l’histoire bascule dans le grand n’importe quoi. Là, on accepte le contrat ou pas. Mais au vu des capacités stylistiques de ce Léo Henry issue de la BD, c’est difficile de renoncer.

D’abord, il y a la phrase ampoulée, diablement, faites de redondances énormes, quelque chose que n’aurait pas renié un Desproges. Des paragraphes délicieux qui vous font vous gondoler dans votre banquette de TGV et vous permettent de filer un coup de coude dans les côtes de votre voisin qui beugle dans son téléphone depuis le départ. Ensuite, il y a le récit lui-même, sorte de fourre-tout post hollywoodien décadent, entre le delirium tremens, l’hallucination droguée et le situationnisme littéraire. Tout y est. L’Amérique de Kerouac rencontre celle d’Hunter S. Thompson, Russ Meyer, Monte Hellman et Ed Wood, l’apocalypse des branleurs rencontre la déchéance des grands de la défonce, Selby Jr et Burroughs. On roule dans de grosses cylindrées en avalant des hectolitres de cocktails savamment dosés, on ne sait plus où on va, on a des accidents en écoutant les délires cosmogoniques de Robert Zimmerman sur WKRP. Et le lecteur de s’accrocher au porte-bagages et d’attraper au vol une bouteille de Tanqueray jetée par dessus bord au hasard d’un canyon.

Mais si ça n’était que ça, on apprécierait en restant un peu sur notre fin. Or la fin est magistrale. C’est le summum dans les romans sous perfusion. Palahniuk y réussissait en son temps, Ellis tient toujours la route. Henry s’en tire très bien. On espérait ne pas se retrouver au sortir d’un rêve cauchemardeux, on est servi. Les dernières pages, si elles s’apaisent, rompent avec l’humour ravageur des précédents chapitres, n’en est que plus saisissante, tirant presque les larmes.

Et puis, surtout, et ça c’est le bâton de dynamite sur le gâteau, Léo Henry nous propulse dans l’univers délirant d’un auteur dont ici, sur les paillasses, nous ne savions rien, pauvres incultes : Frédric Brown, écrivain d’un nombre incalculable de nouvelles et de romans que nous découvrons cette semaine même avec La nuit du Jabberwock, l’un de ces récits les plus emblématiques, aux dires de notre libraire.

Pour finir, citons le talent des éditions La Volte qui fabriquent là un très beau livre à la couverture splendidement surannée qui nous rappelle une époque où la jaquette était un art.

Rouge gueule de bois

Roman français de Léo Henry

La Volte – 2011 – 333 pages