Plus elle vend de courants d’air, plus l’entreprise broie ses employés. C’est la démonstration à laquelle se livre Tatiana Arfel dans ce roman magnifique et atroce qui aurait pu s’appeler « La 1984ation des esprits »…
Human Tool est une multinationale qui vend du conseil aux entreprises. Autant dire du vent. Mais un vent très cher car très utile à ses clients. Sous formes de pack avec DVD et brochure à l’appuie, le bon petit entrepreneur coté en bourse reçoit une formation qui lui permettra de présurer encore davantage ses employés avec leur consentement. Et Human Tool sait de quoi elle parle : ces produits, elle les teste sur ses propres collaborateurs. Parmi eux, il y en a six qui déconnent sérieusement. Catherine, la DRH trop humaine ; Rodolphe, le cuisinier des cantines trop esthétique ; Francis, le comptable trop précis ; Sonia, la téléopératrice pas assez rapide ; Marc, l’assistant du manager, trop appliqué ; et Laura, l’hôtesse d’accueil incapable de porter des talons aiguille. Ils déconnent, donc on va les envoyer en stage de remotivation. Pour les remettre dans le droit chemin ? Certainement pas. Chez HT, la remotivation permet à l’employé de se virer tout seul en faisant lentement son autocritique.
Désormais, il y a peu de choses qu’on ne sache pas sur le monde de l’entreprise et sa capacité à broyer les être humains qui la font fonctionner. Documentaires, témoignages, autobiographies, romans, chaque semaine, il entre une nouvelle brique dans ce mur qui voudrait se dresser, dénoncer des pratiques qui laissent des morts ou des handicapés à vie derrière elles. Si l’on y regarde de plus près, Emile Zola se livrait à la même chose il y a un siècle et demi, preuve que si les conditions de travail se sont améliorées depuis la mine, elles ont surtout muté vers un pire presque invisible à l’œil nu.
L’expérience que nous fait vivre Tatiana Arfel dans ce deuxième roman commence par le titre. Des clous. Pour l’un de ses personnages, Roman, un coursier roumain qui maîtrise un français haché mais poétique, les employés de Human Tool sont des clous plantés dans cette planche qu’est la multinationale. Pour chaque clou dépassant, il y a un marteau. Tatiana Arfel, à la base psychologue, ne se contente pas de constater les techniques managériales servant à enfoncer à grands coups de concepts iniques le collaborateur dans une adoration forcée du corpus de l’entreprise. Elle se penche sur ces concepts tels qu’ils existent aujourd’hui, se saisit du fil qui dépasse et le tire jusqu’au delà de l’absurde qu’ils représentent déjà.
Le principe de ce stage de remotivation n’a rien à envier à ceux instaurés par Fidel Castro qui envoyait les intellectuels cubains prétendument dissidents castrer la canne à sucre histoire de se remettre les idées en place. Oui, chez HT aussi, on s’applique à faire rentrer dans le rangs des individus qui jusque-là faisaient très bien leur boulot mais d’une manière trop personnelle. Or, dans cette société, le personnel n’existe pas. Comme le serine le comédien employé comme coach pour cette longue session d’abrutissement, chez HT vous n’êtes plus vous-même, vous êtes HT. Autant dire que tout ce que vous êtes, tout ce qui vous constitue est à jeter. Pendant plusieurs mois, les six aventuriers vont vivre une expérience formidable. On va leur demander de tout reconsidérer, de leur odeur corporelle aux mots qu’ils emploient, en passant par les vêtements qu’ils portent, les pensées qu’ils ont, la manière dont leur cerveau fonctionne, etc. Et par dessus le marché, on va leur demander de s’accuser de toutes les fautes qu’ils ont commises au cours de leur carrière pour pouvoir ensuite constituer un dossier de licenciement pour faute grave contre lequel aucun tribunal de Prud’homme ne pourra rien puisqu’il émane des aveux mêmes du fautif. Alors pourquoi cette remotivation ? Toute l’absurdité de ce roman tient dans cette simple question. Le stage est filmé en permanence pour servir de démo au prochain pack de Human Tool.
En plaçant son action en 2006, Tatiana Arfel nous donne le vertige. Les évènements relatés ici seraient donc antécédent à la vague de suicides chez France Télécom si médiatiquement suivie l’année dernière ? Ca signifierait que c’est donc pire aujourd’hui, que si HT avait existé, alors ils auraient gagné. Même en tirant le fil du réel, on sait, on devine que Des clous n’est pas très éloigné de la réalité. Et pendant plus de trois cent pages, on attend que quelque chose explose. Mais si explosion il doit y avoir, on comprend très vite qu’elle ne sera jamais à la hauteur des tortures infligées. Dans un monde où il est admis depuis toujours que le mot travail est synonyme de souffrance, ce roman est plus que nécessaire.
Des clous
Roman français de Tatiana Arfel
José Conti – 2011 – 319 pages