Au cours d’un de ses voyages, un homme découvre un pays où les hommes font pousser des statues. Oui, dans cette contrée, le sol fournit des colosses de pierres qui sortent de terre comme des plantes. Le voyageur observe alors une société exclusivement organisée autour de cette culture particulière. Ici, les clivages sont nombreux, la hiérarchie prend tout, le découpage du territoire, du nord au sud est fait de domaines qui chacun, emploi des jardiniers travaillant ardemment à l’entretien des statues. D’abord étonné puis charmé par la découverte d’une histoire qui semble ancestrale, le voyageur, qui poursuit son trajet au travers de la contrée, tombe sur l’envers du décor. Et pour finir, rencontre aux confins du pays, une horde de barbares dont le prince semble avoir de sombres projets.
Bien entendu, Les jardins statuaires est livré avec son poids de légendes. Jacques Abeille écrit ce premier roman fleuve dans les années 70 et le donne à lire à Julien Gracq. Le manuscrit s’égare. Puis un second éditeur décide de le publier mais fait faillite avant même de lancer les rotatives. Flammarion le récupère en 1982 mais là encore, la fabrication pose problème, la sortie est retardée et le livre ne trouve pas son public. Enfin, les entrepôts Flammarion brulent, le roman disparaît corps et biens. 2009, la perspicace équipe de fouilleurs de pages, Attila, récupère l’œuvre d’Abeille, contacte le dessinateur François Schuiten et montent une édition à la hauteur des Jardins statuaires. On sait la passion des deux éditeurs pour les textes exigeants, on sait le travail mis en œuvre pour faire de ces livres des objets d’art à part entière. Alors voilà : c’est beau.
Le contenu, maintenant. On sera a priori surpris par le style de Jacques Abeille. Ecrit en plein déclin du Nouveau Roman, c’est une gifle au dogme des Editions de Minuit. Un retour féroce aux classiques. La phrase est ampoulée, longue, terriblement descriptive, au-delà même du contemplatif, on navigue dans la prose poétique. Tout ici est au service de ce long carnet de voyage qu’Abeille nous donne plus à voir qu’à lire. Par moment, on se croirait dans un roman russe tant l’exigence du texte est profonde. On pense à la première partie des Ames mortes de Gogol, intensément, cette déambulation dans des contrées infinies dont l’auteur ne cesse de retranscrire les us et coutumes. Société quasi féodalisée, prisonnières de règles séculaires dont l’amoncellement, l’empilement en dénonce l’absurdité. En pleine révolution sexuelle, Abeille campe un monde où les femmes sont au service des hommes, séparées d’eux par une tradition qui découpe jusqu’au liens familiaux, nécessitant l’expulsion des jeunes garçons du cénacle d’un domaine afin qu’il aille enfanter dans un autre domaine.
D’abord fasciné, l’arpenteur d’Abeille va s’épuiser dans sa visite. Les statues qu’il admire d’abord tant, vont se corrompre, s’enlaidir. Plus il s’éloigne dans le pays, plus il s’aperçoit que le monde si équilibré qu’on lui a montré s’aveugle à la réalité: un mal ronge ces territoires. Et par-delà, il y a la menace : quelque part dans les confins, les barbares attendent. Le voyageur devient alors à la fois messager et oracle, légende transportant d’un coin à l’autre la vérité.
Œuvre d’aventure épique, utopie confrontée à ses propres limites, Les jardins statuaires est un roman difficile à lâcher, dans lequel un seul personnage porte un nom : une femme, comme par hasard (on ne regrettera qu’une chose - parce qu’elle même semble tellement héritée des années 70 – cette héroïne s’appelle Vanina). Cinq cent pages d’une exquise beauté qui ont si bien saisi l’illustrateur Schuiten que ce dernier a demandé à Jacques Abeille de créer avec lui un album autour d’un nouveau récit. Paraitra donc sous peu, chez Attila toujours, Les mers perdues, qui promet d’être tout aussi sublime.
Les jardins statuaires
Roman français de Jacques Abeilles
Illustré par François Schuiten
Editions Attila – 2010 – 470 pages