Potentiel de la société de consommation
Pendant qu’ils comptent les morts
de Marin Ledun et Brigitte Font Le Bret

Après sept années passées chez France Télécom, Marin Ledun est devenu écrivain de polar. Brigitte Font Le Bret, elle, est médecin de travail et psychiatre. A eux deux, ils mènent une étude sur les cas de suicides dans le monde de l’entreprise. Au-delà du constat, une étude très poussée de ce qui mène des employés à retourner contre eux le stress occasionné par des conditions de plus en plus délétères.

Après un exercice 2008-2009 catastrophique en terme de pertes humaines, France Telecom a demandé à ses employés de répondre à un questionnaire sur leurs conditions de travail. Trente deux morts sur le carreau et plus d’une centaines de questions proposées en choix multiple. Contre toute attente, le personnel, dans sa grande majorité, a répondu présent et s’est senti concerné par cet intérêt porté à leur situation par les instances dirigeantes. Mais depuis, rien ou peu de choses ont changé. Qu’est-ce qui pousse une femme ou un homme à se suicider sous la pression professionnelle ? Comment ces personnes en arrivent à retourner contre elle la violence psychologique (et parfois physique) qu’elles subissent quotidiennement sur leur lieu de travail ? Comment font-ils pour ne pas s’en prendre aux autres ? Comment a-t-on pu en arriver là ? C’est à ces questions, entre autres considérations, que Marin Ledun et Brigitte Font le Bret tentent de répondre dans cet entretien. Et le constat bien que vif, intelligent et soigné dans sa recherche presque fondamentale, n’en est pas moins amer.

Pendant qu’ils comptent leur morts est une sorte de longue interview au cours de laquelle Ledun et Font le Bret échangent leurs expériences. Lui, en tant qu’ancien chercheur en sociologie pour la branche Recherche et Développement du groupe France Telecom, elle, comme médecin du travail et psychiatre. Etude sociétale du monde de l’entreprise, mais aussi médicale. Tout est posé sur la table, découpé en neuf parties thématiques, disséqué de l’acte suicidaire aux solutions envisageables en passant par l’état actuel de ces modes managériales qui conduisent aux pires excès sans que personne ne s’en sente intrinsèquement responsable.

Les 26 et 27 octobre 2009, France 3 proposait à une heure de grande écoute la diffusion de la série de documentaires réalisée par Jean Robert Viallet, La mise à mort du travail (ces films viennent de recevoir le prix Albert Londres). La plongée que faisaient ces trois films dans le monde de l’entreprise était vertigineuse, presque spectaculaire. La lecture de l’entretien de Ledun et Font le Bret réactive le malaise suscité par ces documentaires, la met en perspective sur un avenir que tout pousse à envisager comme plus sombre encore. Dans un cas comme dans l’autre, ces études remportent un intérêt croissant auprès d’un public qui se sent de plus en plus concerné. Lorsque Marin Ledun parle de sa condition d’employé chez France Télécom, lorsque Brigitte Font le Bret raconte, parmi tant d’autre, le cas de cet homme qui, ne supportant plus d’être espionné sur la plateforme téléphonique où il travaille, se retrouve brutalement aphone sans la moindre lésion des cordes vocales, nous aussi, nous restons sans voix.

Pendant qu’ils comptent les morts restera sans aucun doute comme le témoignage d’une époque, une sorte de point zéro de la prise de conscience d’un éminent problème de société qui prend soudain le pas sur les luttes de classes. Ici, on se rend compte que le monde syndical ne prend pas encore la mesure de cette souffrance qui mène au suicide, qu’on en parle avec une pudeur toute consternée et manipulée avec des pincettes. Terrible bilan d’un exercice capitaliste qui nie désormais jusqu’à l’existence de l’humain comme nœud gordien de sa vitalité.

Pendant qu’ils comptent les morts
Essai de Marin Ledun et Brigitte Font le Bret
164 – La Tengo Editions – 2010