Potentialités du rêve américain
Hunter S. Thompson en deux tomes


En 2005, Robert Laffont sortait opportunément Gonzo Highway, une infime partie de la correspondance de Hunter S. Thompson qui venait de se caler une balle dans le crâne. En 2010, pour les cinq ans de sa mort, les éditions Tristram font paraître opportunément aussi une bio très documenté du même Thompson. Dans les deux cas, l’opportunisme éditorial n’a rien d’un défaut.

Pour toute une génération d’Américains, le nom d’Hunter S. Thompson résonne comme un glas acide, déjanté, hystérique et grinçant : celui du rêve idéologique d’un pays bâtit sur le sang des natifs par une colonie de criminels, de catholiques et de pauvres hères qui crurent très longtemps que les portes du paradis se trouvaient de l’autre coté de l’Atlantique. De Louisville où il naquit en 1937, à son ranch du Colorado où il se suicida en 2005, le graphomane extraverti Thompson fit tomber quelques barrières de la bien-pensance WASP et passa toute son existence à excaver les squelettes placardisés de l’American Dream. Inventeur du journalisme gonzo (quelle que soit l’enquête, le journaliste et sa quête d’information sont le sujet principal de l’article), auteur de plus de 20 000 lettres (de la boutique de fringue locale, aux plus grands éditorialistes new-yorkais, tout le monde a droit à son épitre), écrivain détesté, adulé, puis finalement étouffé par sa propre légende, Thompson apparaît aujourd’hui comme l’un de ces trublions dont les Etats Unis ont accouché au fil de leur histoire chaotique. De ce coté-ci du globe, HST n’était jusque-là connu que d’une frange plutôt confidentielle, voire vieillissante, de chroniqueurs rocks. Lorsqu’en 1998, Terry Gilliam adapte Fear and Loathing in Las Vegas au cinéma, Thompson prend les traits de Johnny Depp et apparaît comme un hirsute déviant et drolatique. Mais on n’en sait pas plus. Il existe alors deux traductions dans les rayons des libraires : Hell’s Angels, son premier roman, et Las Vegas Parano, retiré en poche pour l’occasion. Il faudra attendre que Thompson se flanque une balle dans la tête en 2005 pour que Robert Laffont passe au marbre quelques unes des meilleures lettres de l’auteur, Gonzo Highway. Puis cinq ans plus tard, voici Hunter S. Thompson, journaliste et hors-la-loi, biographie documentaire de William Mac Kee, traduit en français par une maison gersoise (y a-t-il un lien avec le fait que le Gers abrite l’une des plus importantes colonies de Hell’s Angels hexagonales ?). Ces deux pavés sont à eux seuls des œuvres posthumes très importantes pour qui veut se colleter avec ce type. En lecture croisée, on découvre la rage d’un écrivain qui avait un projet certainement plus grand que lui : se faire l’Amérique.

Ce qui apparaît très vite dans la vie de Thompson, c’est l’anti-compromission. La colère qui pousse très tôt HST à écrire lui vient d’un manque. Ras-le-bol de l’objectivité du journaliste. Hunter est le fruit d’une longue ascendance de pionniers. Ce qu’il veut, c’est confronter l’idée de l’Amérique avec ce qu’elle est devenue. Parmi ses maîtres, il y a Twain et Menckel, tous deux humoristes échevelés qui moquèrent très tôt les affres d’une société ségrégationniste prônant des valeurs de partage et de démocratie. Thompson déteste tout ce qui fait barrage à la liberté. Il se latte, d’abord à coup de lettres – avant de finir par trouver quelques gazettes qui prendront le risque d’éditer ses frasques – avec les tenants d’un certain pouvoir. Puis très vite, c’est l’escalade. A force de percées irritées et irritantes dans diverses rédactions, il trouve chez Rolling Stone la confiance et les moyens de ronger son frein en public. Thompson devient Thompson et on lui laisse la bride sur le cou. Parfois au détriment des éditeurs eux-mêmes : délais maintes fois dépassés, quand ce n’est pas la chronique elle-même qui se perd dans l’éther. Les papiers de HST sont longs, fouillés, bourrés de références à sa propre personne, d’humour décalé et d’une verve nouvelle. Lorsque l’un de ses collègues baptise ce fatras du terme de gonzo, l’appellation tombe sous le sens. Thompson devient le Dr Gonzo et il le restera, jusqu’à sa mort. Parfois, le personnage pèsera lourd dans la balance de cette vie gonflée au speed, à l’alcool, à la coke et à d’autres substances. Mais Thompson n’est pas juste un rigolo. Dans sa démesure, il reste seul maître à bord. Il s’instille dans la société civile américaine comme le font au même moment Mailer et Capote : le voici en politique. Suivant les campagnes électorales de Nixon, qu’il abhorre et qui, à bien des égards, sera un alter-ego en négatif. Puis celle de Jimmy Carter, qu’il adore, sans proportion.

Thompson est partout. Et ça devient gênant. Moins pour les édiles ou les idéaux qu’il fustige que pour lui-même. En 1961, il s’est installé à Big Sur et place un article sur cet endroit de légende, devenu un piège pour son plus illustre locataire : Henry Miller. Miller a si bien parlé de Big Sur que la bourgade se retrouve envahie par ses fans. Il finira par arriver la même chose au Dr Gonzo qui verra bientôt défiler dans son trou perdu du Colorado, des armés de défoncés accourant pour voir, de près ou de loin, un Thompson vieillissant. Aigri aussi, dépassé par son image qui ne lui appartient plus : capturée par le cinéma, volée par une bande dessiné apocryphe, soufflée par Thompson lui-même tentant de maîtriser la vague mais se laissant bercer par les sirène du succès. Lorsqu’il se suicide en février 2005, comme le demande Philippe Manœuvre dans la préface de la bio de Mac Keen, n’est-ce pas pour faire un peu de place à la légende ?

Il est éminemment compliqué de résumer Thompson en 5000 signes. Il n’a même pas eu assez de lui-même pour en faire le tour. Mais à la lecture de ces deux bouquins, ce qui reste dans l’écumoire, c’est le sentiment que l’Amérique ne s’est jamais mieux racontée qu’au travers de ses détracteurs, ceux qui, comme le Dr Gonzo, ne supportaient plus de voir le rêve qu’on leur avait promis, s’automutiler sans cesse.

On ne regrettera qu’une seule chose, en ce qui concerne la bio de Mac Kee, c’est que Thompson n’ait pas trouvé un auteur à sa démesure pour raconter cette vie délirante. Reste à espérer qu’un jour, un type de la trempe de Nick Toshe saura s’empoigner avec le monstre Thompson pour donner à son hagiographie un texte un peu plus profond.

Gonzo Highway

Correspondance de Hunter S. Thompson

Traduit de l’anglais par Nicolas Richard

472 pages – Robert Laffont – 2005


Hunter S. Thompson, journaliste et hors-la-loi

Biographie de William Mac Kee

Traduit de l’anglais par Jean-Paul Mourlon

488 pages – Tristram - 2010