Potentiel d’une petite ville de province :
La guerre des vanités de Marin Ledun

Trois ans de rédaction pour un polar à la noirceur quasi ellroyiènne, quatre cent pages d’une efficacité redoutable, le Petit Labo a passé presqu’autant de nuits blanches à dévorer le dernier Ledun que son héros en met à résoudre l’affaire des suicidés de Tournon-sur-Rhône.

En seulement vingt-quatre heures, Tournon – 10 000 habitants, dans la vallée du Rhône – assiste, impuissante, aux suicides de quatre adolescents. Lorsque le lieutenant Korvine, dépêché de Valence, débarque, l’hécatombe ne fait que commencer. Le flic découvre alors que ces jeunes sont tous impliqués dans une série de petits films vidéos dans lesquels ils se mettent en scène dans des moments de bonheur qui ne semblent pas simulés. Certains d’entre eux se supprimeront plus tard sous l’objectif de leur webcam. Comment ces gamins qui semblent si heureux en viennent-ils à se tuer dans des conditions toutes plus spectaculaires les unes que les autres ? Pourquoi ces vidéos circulent ? Et qu’elle est cette ville qui n’arrive pas à réagir concrètement ? Korvine se prépare alors à soixante douze heures d’une insomnie cauchemardesque dans un monde où tout semble normal.

Commençons par le commencement, comme il est de bon ton d’écrire quand on ne sait pas, justement, par où commencer. Le prologue. Après sa lecture, nous avons été pris d’une intense jalousie : le passage que nous aurions tellement voulu écrire. Une vision cinématographique d’un enchainement de mouvements dans le centre-ville de Tournon. A la manière d’un Welles – ouais, n’ayons pas peur des comparaisons outrancières – Ledun se lance dans une scène d’exposition qui nous rappelle l’historique plan séquence des premières minutes de La soif du mal. Virevoltant d’un personnage à l’autre, on se promène à travers les rues de la ville, chacun nous menant à un endroit d’où part une nouvelle action. Tout cela à un but, évidemment : la rupture, brutale. A la fin de cette introduction plutôt badine, un gosse se jette du septième étage de l’immeuble de ses parents, une fille se plante un couteau dans la gorge.

Oui, chez Ledun, on ne fait pas de détail. L’implication du lecteur est immédiate et l’horreur est au coin de chaque page. Aucun des personnages de son récit n’a de répit. Lorsque le lieutenant Korvine débarque dans cette histoire, lui-même porte dans le fond de sa poche un secret qu’il refuse d’ouvrir : une enveloppe renfermant des résultats d’analyses réalisés quelques jours auparavant. Alors ? Il l’a ce cancer des poumons ou pas ? On n’en sait rien parce que lui ne veut pas savoir. Lorsque le prologue s’achève, la vision multicadre s’arrête, la caméra se pose dans les pas de Korvine et ne le lâche plus. Focalisation interne sur quatre cent pages. On ne sait pas, on ne sait rien, de toute façon, personne ne sait rien. Visiblement pas. Comme Korvine qui ne veut pas savoir ce que son avenir médical lui prépare, Tournon ne veut pas savoir pourquoi ses gamins préfèrent mourir que devenir comme leurs parents. Alors la longue descente commence.

Auteur de romans policiers habituellement tortueux, Marin Ledun se lance ici dans un travail de coureur de fond. Le texte fait penser à du Elrroy, du Peace, tout en rupture, avec l’impossibilité pour le lecteur de prendre du repos, l’impossibilité de penser la suite de l’intrigue. Et pourtant, les questions fusent. Au milieu du roman, ce n’est plus un who done it, mais un why done it – ce qui ne veut strictement rien dire en anglas mais vous pigez le sens. L’étude sociétale atteint une sorte d’apogée lorsqu’à la page 238, Ledun se lance dans un inventaire assourdissant des éléments qui constituent la frontière entre le monde des adultes et celui de leur progéniture, la manière dont les deux camps perçoivent le monde, ce qu’ils se renvoient l’un l’autre alors qu’ils partagent une vision de l’existence imposée par la société occidentale. Le constat, s’il n’est pas nouveau, trouve ici un retentissement foudroyant.

Un mois après la parution de La guerre des vanités, Marin Ledun fait paraître Pendant qu’ils comptent les morts (Editions La Tengo), discussion avec la psychiatre Brigitte Font le Bret autour de la souffrance au travail et la récente vague de suicide chez les employés de France Télécom – un essai sur lequel nous reviendrons très bientôt dans ces colonnes. A bien y regarder, même si les deux genres littéraires ne se côtoient pas, ces deux opus poursuivent le même chemin, la même quête : une vision anthropologique de l’auto-agression comme réponse à la pression du monde extérieur. Et dans le cas de La guerre des vanités, ce qui frappe le plus, c’est que la pression vient de la construction même du couple parentale, la cellule familiale pourtant établie autour de la protection de leurs enfants. Pour Korvine comme pour nous, le constat est amère autant qu’effrayant.

La guerre des vanités

roman français de Marin Ledun

412 pages – Série Noire Gallimard – 2010