Potentiel de la chronique en retard :
Visas Antérieurs
de Luc Baranger

Paru en 1996 dans la noire de Gallimard, Visas antérieurs est le premier roman d’un français, natif du Maine et Loire, qui a passé une bonne partie de son existence à courir le monde. L’occasion de fantasmer une vie de guitar heroe à travers une Amérique rêvée et de fabriquer un récit parcouru d’une multitude de happy ends.

Albert Naubadie n’est pas sortie de la cuisse de Jupiter, mais c’est tout comme. Abandonné à sa naissance par sa mère, il se retrouve chez ses grands-parents, couple très lié autour de deux existences protéiformes. Elle, Laurène, pute au grand cœur ayant servi de réceptacle aux gradés allemands pendant la seconde guerre avant de finir dans les draps des Américains à la libération. Lui, Henri, prisonnier en 40, oublié par la France et rescapé des camps soviétiques de Staline. Le petit Albert se passionne vite pour la musique après une rencontre cinématographique avec le blues. Son destin, il n’en doute pas, est de devenir une des grandes stars du frette, du bottleneck et de la scène country blues. Alors il part aux Etats-Unis et devient.

La première chose dont on ne doute pas lorsqu’on commence Visas Antérieurs, c’est de l’efficacité de la prose de Luc Baranger. Le texte est truffé de jeux de mots, d’un amour du verbe et d’une capacité à la métaphore filée presque vertigineuse. Autre argument pour le lecteur potentiel de ce roman que le Labo découvre très tardivement : si vous n’aimez pas le blues, si Nashville ne se résume pour vous qu’à une bourgade peuplée de type en Stetson, portant des chemises serrées au col par une ficelle rehaussée d’un crane de bœuf en argent et turquoise, si le nom de JJ Cale vous évoque vaguement un violoniste du Velvet Underground et non celui d’une entité de la musique américaine… vous pouvez lire ce livre sans risque de perdre vos cheveux. Certes, vous n’en sortirez pas avec l’envie brutale d’aller dévaliser le comptoir blues de la fnac, mais au moins, on ne vous en aura pas dégouté.

Oui, Visas antérieurs fait la part belle à la musique du Mississippi. Et Naubadie/Baranger nous cite à longueur de pages des tonnes de références. Mais ce n’est jamais déplaisant. Plutôt documentaire. Une compilation de ce qui se fait de mieux en matière de gratte misère.

Parallèlement à ça, ce roman est aussi le portrait d’une France de la première moitié du siècle vue par le petit trou de l’histoire. Jamais l’auteur ne s’embarrasse d’héroïsme. Au contraire, ses grands-parents sont plutôt de la planche savonnée des choses. Laurène a un passé qui aurait pu la faire tondre à la Libération. Henri rappelle à lui seul que la France a perdu dans la victoire des alliées, une partie de ses hommes, abandonnés aux Russes. L’un comme l’autre sont des personnages autobiographiques : ainsi a été élevé Luc Baranger.

Finalement, la seule chose que l’on pourra reprocher à ces Visas antérieurs, c’est la presque trop belle histoire qu’ils racontent. Malgré un nom de famille prédestiné à la loose, Albert Naubadie devient quelqu’un. En suivant son destin tout tracé, il tutoie JJ Cale, tape la causette avec Mac Cartney sur les bords du lac de Côme, traverse des épisodes de came sans jamais basculer dans le coté obscure, son doigté renverse quelques uns des plus grands monstres de la scène américaine, et ses tournées à travers le monde confirment rapidement son talent de guitar heroe. On sent peu à peu dans ce récit, émerger le fantasme d’une vie rêvée au milieu d’une autre, celle de Baranger, solidement remplie par des activités aussi diverses qu’éducateur spécialisé, enseignant, road manager, conseiller ministériel, jobs exercés aux quatre coins de la planète, avant de devenir le traducteur officiel anglais-français de Chistopher Moore. On verra là les erreurs bien pardonnables du premier roman qui sert parfois d’exutoire à bien des envies.

Reste à se demander, devant tant de réussites, comment il se fait que Visas Antérieurs ait été publié à la Noire de Gallimard quand rien dans la vie de ce Naubadie n’est si sombre. On aurait presque envie, au fur et mesure de la lecture, de découvrir un drame, ou d’en sentir la menace, là, tapis, derrière cette scène sur laquelle le guitariste grimpe un à un les échelons du succès.

Visas antérieurs

Roman français de Luc Baranger

295 pages – Gallimard – 1996