Un mois. Un bon gros mois de lecture patiente, calme et parfois même masochiquement contrôlée. Un mois au cours duquel, nous avons aussi écouté les médias : interviewes, chroniques, rencontre avec le public. Ellroy a fait son tour de France, déployant sa longue carcasse d’un plateau de télé à un studio de radio, d’une salle de conférence aux salons de ses hôtels. Le type a vieilli, n’a rien perdu de sa verve, s’est rasé la moustache et le crâne, a divorcé et s’est installé avec une petite gauchiste de vingt ans sa cadette. Et il a mis huit ans à pondre Underworld USA.
Il est impossible de résumer un bouquin d’Ellroy. Ca foisonne de personnages, d’actions maitresses, de violences, le tout se mélangeant, ragréant le terrain de l’Histoire en ciblant ses petits mystères par la lorgnette du complot. Dans Underworld USA, il conclu sa trilogie commencée en 1995 par American Tabloïd. On est dans la période 1964 – 1972. Kennedy est mort dans l’épisode précédent, reste son frère et Martin Luther King. Entre les deux, avant, après, une ribambelle de faits d’armes tous plus immondes les uns que les autres vont permettre à Nixon d’accéder à la Maison Blanche, à Edgar J. Hoover de se maintenir en équilibre instable et à Howard Hughes d’éponger son mythe. Entre autres choses.
Si Ellroy n’a pas beaucoup changé en huit ans, le monde autour de lui l’a fait à sa place. On le sent dans les réactions de son public lorsque l’auteur du Dalhia Noir se retrouve face à un micro. On s’échine à lui faire avouer ses fautes, son langage cru, son racisme latent, la perversité de son esprit complotiste, il sourit, s’emporte, racle dans la provocation : il s’en fout, James, il écrit pour la postérité, l’époque actuelle il ne la connait même, il n’a aucune espèce d’intérêt pour ce qu’il s’est passé après 1975. Mais les journalistes ne lâchent pas le morceau. Ils aimeraient l’entendre causer Obama, crise mondiale, guerre d’Irak, d’Afghanistan… Les lecteurs se rebellent : êtes-vous racistes ? Etes-vous de droite ? Etes-vous un salaud ? Ou est-ce une posture comme on l’espère. Oui, oui à tout et même plus encore. Ellroy se lance alors dans une anti autohagiographie, comme il a toujours su le faire jusqu’ici.
Eh ! Mais attendez une minute. Comment faites-vous, chers lecteurs, pour poser toutes ces questions le 7 janvier, sur France Inter, puis le lendemain et le surlendemain quand le bouquin est en librairie depuis seulement deux jours, qu’il pèse presqu’un kilo et compte 840 pages ? On vous a dit que ? La presse (qui grâce aux services du même nom, l’a entre ses mains depuis un mois) relaye un substrat de lecture en diagonale que vous prenez pour argent comptant. Théorie du complot, fascisme littéraire, des pages entière noircies par un vocabulaire accablant à l’égard des Noirs, on en passe et des meilleures. Rassurons-nous, dans son ensemble, la critique est plutôt dithyrambique. Mais le fond du problème reste celui-ci : qui est réellement James Ellroy ? Et où est-il sur le grand échiquier des gens pour lesquelles ont aura mouillé notre chemise de chroniqueur ?
Ca rappelle un peu les pincettes avec lesquelles ont recevait naguère les films de Clint Eastwood quand celui-ci se réclamait de la droite conservatrice. Jusqu’à ce que l’ancien cowboy ait signé quelques chefs-d’œuvre humanistes, on le considérait avec une prudence de moineau.
Le monde a changé, depuis American Death Trip, paru en avril 2001. Au cours des huit années de rédaction d’Underworld USA, les tours du WTC se sont effondrées, Bush a fait la guerre et un Président noir a été élu. En France, on a ouvert un débat sur l’Identité Nationale. Le politiquement correcte est devenu un plat quotidien. Et l’on voudrait considérer que tout ceci puisse avoir une quelconque conséquence sur le passé. Ellroy n’a jamais écrit autrement que cela. C’est violent, crade, immoral et vindicatif. Mais qui a la parole tout au long de son œuvre ? Des personnages violents, crades et immoraux. Et ça ne se lit pas entre deux réunions. C’est exigeant, comme ne le sont plus beaucoup de bouquins. Le lecteur doit s’investir s’il veut trouver un peu d’humanisme entre les lignes. Parce qu’il y en a, même si l’auteur joue à s’en défendre.
Alors à ceux qui ont la chance de n’avoir pas encore ouvert ce magnifique roman, un bon conseil : vous n’êtes pas chroniqueur littéraire et on n’attend pas votre papier pour le prochain bouclage. Prenez donc le temps et n’hésitez pas à nous contacter si vous trouvez que la fin laisse l’impression de s’être laissé embourber par un vieux salaud de droite dure.
Roman américain de James Ellroy
Incroyablement traduit de l'anglais par Jean-Paul Gratias
840 pages - Rivages/Thriller - 2010