Potentiel du fusil en milieu familial
Natural enemies
de Julius Horwitz


Baleine excave un texte américain des années 70 qui pourrait bien (enfin) devenir culte. Ca faisait longtemps qu’on ne s’était fait avaler comme ça.

Qu’est-ce que Paul Stewart a fait de sa vie ? Il a fondé le magazine Scientific Man, revue de renommée grâce à laquelle il a consolidé quelques amitiés avec des pontes new-yorkais. Parallèlement, il a épousé Miriam, lui a fait trois enfants et ils se sont installés à West Riding, un bled de campagne. Depuis, leur vie est un enfer mou et gluant dont personne ne se rend compte. C’est pourquoi aujourd’hui, quand Paul se lève et qu’il part au travail, il décide qu’à son retour, il tuera toute sa famille d’une balle en pleine tête, le chien y compris, et qu’il se suicidera pour le compte.

On pourrait aisément tomber dans l’hyperbole pour parler de ce texte, on va donc tenter de museler les qualificatifs autant que possible. Natural enemies est un texte d’une rare étrangeté, littéralement coupé en deux comme l’est Paul Stewart : un directeur de publication brillant qui côtoie quelques éminentes personnalités du gotha new-yorkais ; un mari ancré dans la dépression de son épouse qui semble l’avoir contaminée. On comprend très vite que la décision qu’il a prise ce matin est irrévocable. Le roman est tragiquement écrit au présent, d’heure en heure. Cette cassure envenime la lecture. On est tour à tour bringuebaler entre le but de cette journée (Paul dit au revoir à son monde) et l’analyse qu’il fait lui-même de la situation de son couple et de sa famille. Les arguments s’affrontent si bien qu’il nous est possible de douter. Le suspens s’étend sur la totalité du texte. On découvre tour à tour un Paul assuré de la conclusion et un Paul qui doute. On espère que le doute l’emportera. Mais il y a aussi l’obsession.

Paul est un type littéralement obsédé. Une personnalité jusqu’au-boutiste. Hier soir, il a chargé le fusil Remington et l’a rangé dans un placard. Un placard que chacun des membres de sa famille peut ouvrir à tout moment. On découvre que depuis des semaines, il s’abreuve d’une littérature de faits divers sur les hommes qui assassinent leur famille avant d’avaler la dernière balle. Qu’il en parle autour de lui. Qu’il cherche des réponses à ce genre de comportement nihiliste. Qu’il ne les comprend pas. C’est à se demander jusqu’à quel point tout cela ne relèverait pas de l’expérience.

Et puis, il y a Miriam. Miriam qui n’est d’abord décrite que par les yeux de Paul. Folle à liée, il l’a faite enfermer dans un asile avant qu’elle ne rentre au domicile où depuis, ils font chambre à part. Miriam qui appelle Paul pendant cette journée et prend peu à peu la parole. Et l’on comprend alors sa situation qui n’est pas aussi claire que ça.

Natural enemies nous parle d’une quête d’amour. Aussi noir que soit le texte, il est plein d’une dramatique humanité. On passe par des passages d’une beauté presque étouffante au regard de ce que s’est promis de faire Paul. Et tout du long, on espère. Et cet espoir devient lancinant.

Natural enemies

Roman américain de Julius Horwitz

Traduit de l’anglais (USA) par Anne de Vogüé

Baleine noire – 285 pages – 2011