Potentiel de l’auteur multiprise
Entretien avec Joseph Incardona


Auteur polymorphe, récipiendaire d’un prix littéraire, et Suisse de surcroit, Joseph Incardona accepte le tutoiement du PetLab et nous accorde quelques réponses avant de retourner à sa table de travail…

PetLab : Joseph Incardona bonjour. On va pas se la jouer officiel, on se connaît un peu alors on va se dire tu, ça sera moins guindé. Tu es Suisse, tu es écrivain de polar, de pièces de théâtre, scénariste de BD, tu vois autre chose à ajouter ?

Joseph Incardona : Scénariste pour des films de fiction (quatre courts) et bientôt co-réalisateur (avec Cyril Bron) de mon premier long, si tout va bien - c’est-à-dire si le fric va bien - au printemps 2012. On a signé le 8 avril avec la production et j’ai encore la gueule de bois. Ah, j’oubliais un recueil de nouvelles pour la jeunesse chez Thierry Magnier, ça me rappelle qu’il faut que je m’y mette, d’ailleurs.

PL : Pourquoi autant de diversités ? Un besoin ou juste une incapacité gourmande de dire non ?

JI : Disons un besoin. Mais ça va par périodes, en fonction des opportunités aussi. Et puis, faut manger. Mais quand j’ai écrit du théâtre, je n’ai fait que ça. Ecrire est pour moi une maladie, explorer différents types d’écritures est un moyen de ne pas épuiser un seul et même terrain, en l’occurrence celui du roman, et de le garder en friche quelques temps. Cela dit, le domaine d’écriture reflète essentiellement une manière de dire quelque chose avec un média particulier et la forme qui va avec. Par exemple, ce que j’ai écrit avec 37m2 (une pièce « politique », donc, qui raconte le huis clos d’un président enlevé par un couple de mercenaires complètement barges, façon Natural Born Killers) je n’aurais pas su le dire dans un roman. Chaque genre donne la possibilité d’exprimer quelque chose de façon unique. Cela dit, j’ai levé le pied et j’ai mis la BD de côté, par exemple. Je reviendrai au théâtre plus tard. J’ai une nouvelle proposition, mais pas assez de temps pour la réaliser. C’est également une histoire de rencontres, de plaisir de travailler en collectif et de briser parfois la solitude de l’écriture, de partager un projet. Mais bon, la littérature, le polar plus exactement puisque j’ai trouvé mon genre de prédilection, reste le pilier central de mon travail, le véritable socle sur lequel je peux construire le reste. Je suis avant tout écrivain de polars, c’est sûr. Maintenant, il y a aussi le cinéma, l’art total par excellence, le K2 de la création pour tout ce qu’implique la réalisation d’un film. C’est un défi, j’espère être à la hauteur.

PL : Tu viens de recevoir le prix du meilleur roman noir au Festival de Beaune pour Lonely Betty, ton quatrième roman, tu risques donc de faire des heures sup’ pour coller des bandeaux sur ton bouquin, mais au-delà de cette tache ingrate, ça fait quoi ? Le succès littéraire pour toi, c’est quoi ?

JI : Je vais te répondre en copier/coller avec ce que j’ai dit pour une autre interview : c’est véritablement le premier prix que je reçois, en tout cas en solo (l’autre étant le « one shot » de Cognac pour l’album BD Petites Coupures avec Vincent Gravé en 2009). Lors de la remise du prix, j’ai dit que, jusqu’à présent, les prix je m’en foutais, mais maintenant que j’en recevais un, je trouvais ça très bien. Sans déconner, ça fait vraiment plaisir. Cela marque une étape et dans le travail solitaire de l’écriture, on a ponctuellement besoin de reconnaissance, d’un retour gratifiant sur ce qu’on fait, que ce soit par votre éditeur, le public, le milieu du polar ou par l’obtention d’un prix. J’avance à la confiance, comme beaucoup d’entre nous, j’imagine. Je n’ai absolument aucun ego, si ce n’est de faire du mieux possible face à ma bécane. Tout est si fragile, tout peut se casser la gueule à tout moment. On est condamné à créer, ça veut dire qu’on a pris perpète sur ce coup-là. Le succès littéraire est celui d’avoir un public qui te permette d’écrire le livre suivant sans devoir timbrer dans l’alimentaire, avec une petite marge de confort. Je dirais 3000 euros par mois en droit d’auteurs. 36 000 par an et tout le monde est content. Le reste, c’est de la science-fiction. Enfin, c’est aussi avoir l’estime du milieu et des critiques, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain.

PL : Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire Lonely Betty ? Le rythme que tu y installes est solidement ficelé autour de plusieurs points de vue, tu as des personnages qui questionnent le récit lui-même. C’était ça la tentation? T’imposer un cadre strict pour mieux t’amuser ?

JI : Oui. Le pastiche. Que peut-on dire sur le genre en lui-même qui n’a pas été encore dit ? Comment travailler cette matière déjà parcourue par une multitude de prédécesseurs de talents ou de génie. Ce qui m’intéressait ici était l’histoire dans l’histoire, la mise en abyme, tout en construisant une trame qui tienne la route. Et puis l’hommage à cet écrivain de « gare » magnifique que je ne nommerais pas au cas où certains voudraient lire Lonely Betty.

PL : Le laborantin du PetLab qui a chroniqué 220 volts a commis la faute de gout de comparer ce livre à du Djian. Ce n’était pas un critique, mais il s’est demandé si après l’exercice de Lonely Betty, très thriller américain, tu n’avais pas eu dans l’idée de refaire un livre « à la manière de ». Tu en dis quoi ?

JI : Qu’on le vire ! Blague à part, s’il y a vu du Djian, pourquoi pas ? Je serais tenté de dire que c’est flatteur, mais non. Pas pour le rapprochement, mais parce que, dans ce cas, je n’aurais pas encore flingué le père. Non, ce n’était pas l’intention. J’ai écrit ce roman en 2008. Entretemps, Djian a publié Incidences que j’ai lu il n’y a pas longtemps. Pas de bol, dans les deux bouquins, on assiste à un mec qui se réveille avec une femme morte à ses côtés… Au-delà de cet… incident, je dirais que nos histoires sont très différentes et dans l’approche, le déroulement, l’issue de l’histoire et dans le traitement de la forme. D’après moi, Djian reste en périphérie du polar, dans une sorte de symbolique du genre. Il s’y frotte, j’y vais ? J’y vais pas ? Il y est allé avec Bleu comme l’enfer et puis a fait un pas en arrière.

PL : Dans ce roman, on a un couple en désunion qui part passer quelques jours à la montagne. Il est un écrivain à succès mais en panne sèche, elle le soutient mais… C’était quoi pour toi à la base ? L’envie de prendre un sujet plutôt classique et de voir comment tu allais gérer une chute étonnante (ce qu’elle est) ou bien ?

JI : Non, c’est parti comme ça. Et puis, oui, ça l’est devenu un peu par la suite. En même temps, à chaque nouveau livre, j’essaie de prendre un axe particulier dans la forme pour traiter un sujet. Avec Remington, on était dans le roman « social » et la tragédie pure, avec une écriture sèche et minimaliste, reflet de l’introversion de son personnage. Lonely Betty, c’est le pastiche foisonnant et plus baroque, 220 volts, le thriller de facture plus classique…

PL : Justement, avec Remington, ton personnage est un écrivain aussi, mais lui n’a pas franchement connu le succès. Il anime un atelier d’écriture et tombe sur une jeune femme plutôt talentueuse. Là encore, on voit la faille arriver. Tu fais parti de ces auteurs qui préfèrent s’accrocher à un canevas sûr pour pouvoir digresser dessus ?

JI : Oui, tout a été fait, mais pas vraiment. C’est cette distorsion-là que je recherche. Par contre, je n’écris pas avec un canevas ou un plan préétabli. Donc, rien n’est sûr, tout est absolument mouvant et fragile.

PL : En même temps, tes histoires restent définitivement originales et assez éloignées des carcans de la littérature noire qui inonde les tables des librairies aujourd’hui. T’en penses quoi, toi, de ce monde du polar actuel ? Tu aurais envie d’écrire un best-seller comme Ramon Hill, ton personnage de 220 volts ?

JI : Je pense qu’on traduit trop d’auteurs étrangers et mal. Trop d’éditeurs achètent des fonds de tiroirs et les font traduire à la va-vite. Je pense à Joe R. Landsdale, par exemple, que j’aimais beaucoup au début (Tape-cul, Le Mambo de l’ours, etc.) et puis qui se liquéfie au fil des nouveaux livres. Ce n’est sans doute pas un hasard si ses livres ne sortent plus chez Gallimard mais ailleurs. Ou encore Paul Cleeve, chez Sonatine (Un employé modèle), manuscrit qui devrait être retravaillé pour qu’il soit vraiment bon. Si j’avais soumis ce texte tel quel, on m’aurait demandé de sabrer au minimum une centaine de pages. Je pense que les éditeurs français devraient prendre des risques dans ce sens. Dernier exemple : Acte Sud qui surfe sur la vague Millenium et publie Camilla Läckberg, très fade, qui ne propose rien de nouveau dans le genre. La noire n’est ni un sous-genre ni un fourre-tout. Trop d’éditeurs pensent bisness. Du coup, le polar prend trop de place sur la table des libraires, tout le monde sature, s’y perd et peut-être que les écrivains francophones en pâtissent parfois. Si être éditeur signifie aller à Francfort, acheter (sans les lire, le plus souvent) les bouquins qui ont marché ailleurs, les faire traduire et les diffuser, alors je crois que tout le monde peut faire ce métier s’il a des fonds propre. Je refuse cette surenchère, je refuse de penser que c’est l’époque qui veut ça. Chacun fait son époque. Peu d’éditeurs prennent des risques, aujourd’hui.

PL : La commande, ça t’inspire quoi ? Ecrire sur un personnage fictif avec bible, c’est quelque chose qui te tente ?

JI : Aucun problème avec la commande. On ne va pas se plaindre si on te verse un à-valoir en amont. Par contre, je préfère un sujet « libre ». Je ne suis pas vraiment fan des personnages comme le Poulpe, par exemple. Si j’étais amené à en faire un, je jouerais le jeu, bien sûr, parce que le défi me plaît, mais je crois que je traiterais vraiment mal mon personnage, je lui ferais douter de tout, surtout ce qu’il fout là, à se faire taper sur la gueule depuis tout ce temps.

PL : On te trouve chez Fayard Noir, chez Delphine Montalant, chez Finitude. Qu’est-ce qui se passe ? Tu rayes systématiquement la clause d’exclusivité de tes contrats ?

JI : J’en ai publié trois chez Montalant, à mes débuts où j’ai fait deux « gris » et un noir (des nouvelles). Deux autres chez Finitude, trois aux Enfants Rouges (BD), deux chez Fayard, quant au théâtre, c’est un peu particulier et j’ai eu la chance de me faire éditer par une excellente maison suisse (Bernard Campiche). Sur bientôt dix ans, je ne suis pas aussi volage que ça, finalement. C’est vrai que je produis beaucoup, que les éditeurs ne peuvent pas te publier deux fois par an, qu’ils ont leurs goûts, leur axe d’édition. Hormis Montalant avec qui je ne retravaillerai pas, les autres éditeurs font partie de ma vie, ce sont des amis, mais il doit y avoir des projets qui convergent pour que ça se fasse. A part ça, je ne suis absolument pas un écrivain chiant, pas du tout. Mais il est vrai que je préfère signer pour un seul livre à la fois. Rien n’empêche d’en signer dix ensuite avec le même éditeur. Mais se lier avec plusieurs livres est idiot, ça peut créer une friction, des malentendus, voire un malaise.

PL : Du coup, la prochaine fois, on te retrouve chez qui ?

JI : Parigramme, la collection 7.5 dirigée par Olivier Mau. Un roman qui devrait sortir en janvier 2012. D’ailleurs, faut que j’y aille, je suis en retard d’un mois sur la commande…