Surutilisée, rendue accessible à tous grâce à Google Map et Earth, l’image satellite est devenue ce lundi 13 mars un gadget de grande consommation à l’usage de la peur populaire.
Lundi 13 mars, le site du New York Times proposait une animation interactive d’une joyeuse indigestion. Une série de photos satellites des paysages japonais avant et après le tsunami du 11 mars 2011. Les images sont coupées en deux. A gauche l’avant, à droite l’après. Entre les deux, un curseur. L’internaute fasciné est invité à bouger ce curseur afin de découvrir l’étendu des dégâts. Et du même coup, de se retrouver à la place de la vague qui a provoqué l’horreur du ratissage.
Inondée depuis des années par les images d’Arthus Bertrand survolant la planète pour en esthétiser les pires contours, notre société a découvert peu après l’image satellite. D’un coup de souris, nous zoomons sur nos villes, nos villages, nos rues sans même se soucier de l’immense sentiment de vide humain qui envahit ces images. Alors quand nous parviennent ces photos interactives de la catastrophe japonaise, c’est le même vide qui nous fascine. L’homme ici ne devient plus rien face au spectaculaire de la photo. Gadgetisée par son interaction désincarnée, l’image n’est plus le support de rien.
Jusqu’à présent, l’usage du vieux concept avant/après était le pré carré des publicitaires, des vendeurs de régimes, d’appareils de musculation ou de solutions contre la chute des cheveux. Aujourd’hui, appliqué à l’atrocité de la catastrophe naturelle, ce concept prend un sens choquant. Dans l’esprit humain, la représentation de ce que peut-être un millier de victimes est difficilement concevable. Quand on compte par en dizaine de milliers, on repousse encore plus loin la possibilité de cette conception. Pour quantifier à l’échelle de nos connaissances, le journaliste utilise alors des notions de mesure populaires, comme le stade de foot. Mais ça ne fonctionne pas mieux. Tant qu’on n’a pas vu un millier de congénères humains étendus à terre autour de nous, il est inimaginable de se représenter la mort en masse. Est-ce que la photo satellite répond à cette question ? Non. Elle la rend encore plus abstraite. Ces villes détruites que l’on peut repeindre aux couleurs de ce qu’elles étaient avant d’un seul mouvement de souris ne sont alors plus que des jouets à l’usage douteux.
Ce qui apparaît ici est certes critiquable. Ces photos interactives tendent à déshumaniser une catastrophe qui avant de détruire des villes, à surtout englouti des vies humaines par poignées de mille. Des semblables, des hommes, des femmes, des enfants, des familles, des gens qui aimaient, avaient des passions, des peines et des joies, des amis et des emmerdes. Mais c’est aussi une réponse à ce que demande l’information des masses. De la nouveauté. Nouvelle approche, nouveaux points de vue, exclusivité de l’exclusivité. Tout comme pour les images du 11 septembre 2001 qui, à force de faire le tour de la planète, ont fini par nous habituer et ont poussé les chaines de télé à chercher la perle rare, le plan unique, les films et les photos du tsunami japonais se trouvent déjà confrontées à leur propre usure visuelle. L’animation interactive proposée par le site du New York Times apporte une solution. Est-elle nécessaire ? Est-elle demandée ? Personne ne le sait, personne ne peut prétendre le savoir. Que provoquent ces images sur le cerveau de ceux qui les manipulent, derrière leurs ordinateurs ? Une nouveauté, une curiosité. Mais aussi, une habituation, un éloignement, une distanciation. Un spectacle.
Faut-il alors préférer ces nouveaux films, ceux venant de vidéastes amateurs, face à la vague qui arrive, et qui, plutôt que de fuir, perdent du temps à capturer l’impensable ? Posons-nous plutôt la question de savoir pourquoi ces images existent. Une partie de plus en plus importante de l’humanité a dans sa poche un appareil qui lui permet de faire des images et de les partager. Plus ces images sont impressionnantes, plus elles seront vues. Nous ne regardons plus avec nos yeux, nous n’enregistrons plus avec notre propre cerveau pour raconter : nous cadrons un évènement, nous sommes brusquement fascinés par une image qui n’est plus la réalité immédiate qui nous entoure, mais un film qui se déroule, là, sur un écran. Si l’on écoute les témoignages des reporters de guerre, ils ne racontent pas mieux cet instant où, l’œil dans le viseur de leur appareil de prise de vue, ils sont accaparés par l’image qu’ils regardent et non plus par le danger qui vie autour d’eux et les condamne à terme.
Nous sommes passés en quelques années de l’imagination au pouvoir des utopistes soixante-huitards à l’image toute puissante. Ce passage s’est fait relativement vite. Suffisamment en tout cas pour que l’imaginaire disparaisse sous la couche de plus en plus épaisse des images télévisuelles, elles mêmes désormais largement dépasser par celles d’internet. Pour autant, aucune éducation n’a été mise en place pour apprendre à nos sociétés à décrypter ce flux incessant(1). Et une société qui ne sait pas lire les images est une société que l’on effraye très facilement. Oui, les images ont une grammaire, comme l’écriture. Il est nécessaire de la comprendre pour pouvoir appréhender ce qui se déroule devant nos yeux. On a négligé cela. Volontairement ou pas, c’est affaire de négligence. Et on continue à le négliger alors même que tout un chacun possède un téléphone portable avec caméra intégrée. Tout un chacun peut déposer ses films sur la toile. Il en sort le meilleur comme le pire. Certains sont créatifs. D’autres ne sont que pervers à l’usage dune armée de voyeurs, et nous sommes tous capables de l’être, sans vraiment nous en rendre compte.
Aujourd’hui, lorsqu’une dictature est subitement soumise à la révolte de la rue et que l’état en question refuse l’entrée des journalistes sur son territoire, les rédactions ouvrent leurs portes aux images filmées par la population. Ces images passent-elles par un filtre avant de nous parvenir ? On peut en douter : l’information est une chose brulante, il faut être au plus prêt de l’heure H à laquelle les évènements se sont déroulés. Que se passe-t-il alors ? On absorbe un reportage sur lequel une voix nous explique ce qu’il se passe. Mais est-on sûr que ce qu’il se passe est la vérité ? Rappelons-nous du procès des Ceausescu. En 1989, lors de la révolution roumaine, ce sont des journalistes de la télévision d’état, passée aux mains des insurgés, qui ont filmé ce procès et l’exécution du couple de dictateurs qui s’en est suivie. Ce sont eux qui ont monté les images et ce sont eux, enfin, qui ont invité la presse internationale à entrer dans une salle obscure. Dans cette salle, il y avait un petit poste de télé et un magnétoscope. Sur cette télé, on a diffusé les images du procès et de l’exécution et, soumises à cet ordre des choses, les caméras du monde entier ont filmé cet écran. Ce sont ces images que nous avons vues et prises pour ce qu’elles étaient (2).
Les photos satellites de l’après tsunami mises à la disposition d’une audience qui peut les manipuler – parce qu’il est désormais posé que l’information doit être interactive – sont perfides. Et démonstratives. Elles devraient nous interroger sur les raisons de leur existence. Comme nous devrions avoir appris à nous interroger de manière globale sur les images qu’on nous jette en pâture : comment ont-elles étaient faites ? Dans quel but ? Par qui ? A destination de qui ? Lorsque nous aurons appris à lire les images ainsi, alors l’industrie de l’information n’aura plus le dessus et nous auront gagné en intelligence et en choix.
(1): La célérité avec laquelle France Télévision a déprogrammé en 2007 l'émission de Daniel Schneidermann Arrêt sur image, ce malgré douze années d'existence et une audience honorable, peut interroger sur la nécessité de ne pas éduquer les masses au décryptage des images.
(2): voir à ce propos, le documentaire de Harun Farocki, Roumanie, vidéogrammes d'une révolution