Potentiel du réfugié historique
Fuck America
de Edgar Hilsenrath

Il y a des auteurs comme ça, qui dès la première phrase, vous donnent envie de dévorer le reste de leur œuvre. Et des maisons d’éditions qui, dès la couverture, vous donnent envie de vous abonner à leurs parutions pour ne rien manquer. Quand ces maisons là éditent ces auteurs ci, la dépendance devient totale.

Lorsqu’en novembre 1938, Nathan Bronsky écrit au Consul Général des Etats Unis en poste à Berlin pour l’informer que les juifs d’Allemagne sont en danger et que lui et sa famille demandent asile à l’Amérique, celui-ci répond que pour l’heure, les quotas d’immigration sont dépassés. Il ne pourra viser leur requête que dans treize ans. Lorsqu’en 1952, Jacob Bronsky, le fils de Nathan part pour les USA, toute sa famille est morte dans les camps nazis. A New York, Jacob découvre un autre ghetto, celui du misérable quartier juif de Brooklyn dont il hante les cafeterias, alternant entre les petits boulots et de longues plongées dans une autobiographie, Le branleur, écrite sur un cahier d’écolier, à l’aide d’un crayon de bois de plus en plus court. Bronsky deviendra écrivain.

Enième avertissement sur la maison Attila, dont on a presque tout dit ici : ces éditions sont miraculeuses à l’heure du produit littéraire. Mais le PetLabPotGlob n’a pas encore parlé de l’une de ses – sinon SA – tête de gondole : Edgar Hilsenrath.

Hilsenrath est un écrivain allemand, né en 1926. Juif, il connaît la vie de ghetto pendant la guerre, puis part en Israël en 1947. Là, lassé par le sionisme, il fuit aux Etats Unis où il se met à l’écriture tout en vivotant de petits jobs. Le Bronsky de Fuck America, c’est lui. La démerde qu’il nous décrit, cette vie bâtie autour de l’écrivain qu’il veut devenir, posant le stylo pour un boulot alimentaire qui lui donnera le laps de temps suffisant à avancer de quelques chapitres avant d’être à nouveau dans la dèche, c’est la sienne. A bien des égards, c’est aussi celle de Bukowski, de Miller, de Fante : l’art de la faim, comme la titrait Auster. Si ces frères de délicieuses souffrances racontent de semblables misères, dans le cas d’Hilsenrath/Bronsky il y a, de surcroît, le statut de réfugié juif. Non que ce soit un plus. Si Hilsenrath se raconte au milieu des siens, c’est justement pour se poser en contrepoint. Une ligne qu’il suivra dans la plupart de ses récits. L’humour noir, peut-être juif.

L’histoire de Bronsky, ce n’est pas celle de Primo Levi. Même drame pourtant. A cette différence notoire près qu’Hilsenrath est un humoriste grinçant. Chez lui, l’Holocauste et ses suites sont vus au travers d’un prisme incontestablement drôle. Ce n’est pas non plus Roberto Benigni. Même si le clown n’est jamais loin. Non, Hilsenrath s’empare de son histoire, donc de celle de son peuple, et qu’importe les défenseurs de la mémoire, il la plie à sa guise. La force de cet auteur, c’est de remonter à la surface par ses propres moyens. Comment survivre à la Shoah lorsque l’on débarque dans un pays, sur une terre promise, en Amérique où à nouveau, on va connaître le ghettoïsation ? Ce que montre Hilsenrath dans Fuck America, c’est une nouvelle version du rêve américain, celle des exclus et des déportés à la petite semaine. Un lieu de stockage pour les plus pauvres des pauvres. Rien n’a changé depuis l’accueil des migrants au début du XXème : New York est un immense garage, une porte, sous laquelle on passe, quelque soit son statut. Et ensuite, advienne que pourra. Souvent la misère ne se transforme pas en trésor, elle s’accélère. L’American Dream, c’est chacun pour soi, c’est surtout le droit de rêver à la fortune et ne faire que ça, rêver. Voilà le moteur de Bronsky : mettre tout en œuvre pour devenir. Et passer sa journée à observer ses rétroviseurs latéraux pour raconter cette Amérique.

Alors oui, Hilsenrath, quoi qu’Allemand, a sa place dans le panthéon des grands auteurs made in USA. Parce que pour la plupart d’entre eux, leur richesse narrative ne tient pas dans la splendeur du nouveau monde, mais bien dans la désillusion qu’il a engendré quand on ne s’appelait pas Rockefeller.

On ajoutera ici, encore une fois, un commentaire déjà fait : Attila se livre avec ce Fuck America à la fabrication d’un objet littéraire magnifique, au graphisme succulent en parfaite harmonie avec le texte. Un exercice profondément respectueux des gens qui ont tout mis en œuvre pour que ces 291 pages voient le jour, Attila réserve ses rabats de couverture à des notules biographiques du graphiste Henning Wagenbreth et du traducteur Jörg Stickan. Comme tout film, un livre mérite son générique de fin. Mais Attila semble être le seul éditeur a y penser.

Fuck America

roman d’Edgar Hilsenrath

traduit de l’allemand par Jörg Stickan

291 pages – Attila – 2009