Potentiel de la parole non tenue :
« Cinq bières, deux rhums »
de Jean-Bernard Pouy

Inquiétude dans le monde du polar : Pouy ramène sa fraise dans la vie du Poulpe.
Il avait promis de revenir pour le tuer. Salaud !


Une fois est coutume, Gabriel Lecouvreur, poulpe désormais quinquagénaire, se fait suer à quinze euros de l’heure et hante Le Pied de Cochon à la Sainte Scolasse en grognant comme le dernier des grands frustrés. Cheryl s’est cassée à un colloque de balayage et la crise semble avoir endormi les vilains. Du coup, Gérard, le taulier, l’envoi en mission en Belgique pour lui rapporter quelques nouveautés à base de houblons. Coup de bol, le long du canal de l’Escaut, deux types sont retrouvés morts. Deux morts au pays de la bière, si c’est pas une occase, ça. Merci Papa !
Il l’avait juré sur la bible (par celle qui raconte les aventures du fils du charpentier, non : celle qui dresse le portrait psychologique du personnage d’une série, tas d’incultes !). En 1995, lorsqu’il sort La petite écuyère a cafté, premier épisode du Poulpe, JB Pouy, graphomane calembourophile à caractère capilitractable, déclare qu’il n’écrira que celui-ci ou bien alors le dernier. Le père de Gabriel Lecouvreur annonçait donc à cette époque lointaine (son octopuss n’avait alors que 35 printemps) que s’il revenait comme auteur se serait pour tuer son personnage. Au fur et à mesure des 260 opus de la collection, un certain nombre de lecteurs ont sans doute eu des pulsions assassines : tuer Pouy avant qu’il ne tue son Poulpe.
Or, revoici Pouy ET le Poulpe. On se souvient du terrible anathème et l’on tremble. On voit la pierre tombale : Gabriel Lecouvreur 1995-2009, même pas un chiffre rond. Mort avant d’avoir passé la quincagène. Saloperie de destin ! Salopard de Pouy ! Monde de merde !
Or, que dalle ! De mort il n’y a point. Enfin si, deux mais pas Gaby ! Cochon qui sent des doigts ! Alive and kicking, Lecouvreur, d’un bout à l’autre de ce roman, prétexte à un antépénultième un jeu de mot bien à la hauteur du premier : Cinq bières, deux rhums. L’occasion d’une ballade au fil de l’eau, sorte de guide du routard, Lonely Cannette, à l’usage des amis d’outre Quiévrain et de la Jupiler, comme Pouy sait en écrire quand il lui prend l’envie de nous faire découvrir des endroits que même Mappy ne connaît pas (lire, entre autres, J'ai fait l'aérotrain - Baleine 1998). L’Atalante version chasse aux connards avec une enquête qui démarre tard et à laquelle, finalement, on s’intéresse bien moins que les multiples rencontres que Lecouvreur va faire d’un bord à l’autre de la frontière. Très bons passeurs de livres, Pouy et Poulpe lisent de conserve Les Habits Noirs de Paul Féval, citant à tour de tentacules de vastes extraits de l’œuvre. Et la promenade continue. De temps à autres, Gab rouvre la boite à mandales, histoire de se dérouiller les ventouses mais que les poulpophiles canal totémique se calment, dans l’ensemble ces Cinq bières passent comme un suppo glycérine, se gaussent de quelques bons mots et finissent bien, loin des quatre planches promises en leur temps. On me glisse dans l'oreillette que Stéfanie Delestré, émerite directrice de la collection, n'est pas étrangère à ce sauvetage.
Alors que doit-on en penser ? Que dire de Jean-François Platet, ancien directeur de la collection du temps du Seuil, qui a racheté Baleine, l’a implanté sur la Butte Montmartre et est venu déranger Pouy dans sa retraite ? Lui a-t-il promis de lui laisser la dernière page, un jour peut-être, pour qu’enfin la malédiction annoncée advienne ? Comme disent les Suédois : Ah bah, on en pense pas grand chose. Faut voir.

Ps : signalons de Pouy, cette Brève histoire du Roman Noir, paru à l’Oeil Neuf l’an dernier (mais il n’est pas trop tard), magnifique digest analytique de la littérature policière des origines (Oedipus Rex de Sophocle - Editions du Parthénon, 430 avt JC) à nos jours (La théorie du Panda de Pascal Garnier - Zulma, 2007). Un sérieux concurrent, version slim fast décomplexée, des sempiternelles Chroniques de Jean-Patrick Manchette, dans l'ombre duquel se cache à nouveau la même Stéfanie Delestré décrite plus haut.


Cinq Bières, Deux rhums
Le Poulpe n° 261
Roman français de Jean-Bernard Pouy
Baleine – 2009
160 pages