Potentiel de la fracture osseuse :
Interview de Romain Slocombe


Né en 1953, Romain Slocombe s’est immergé dans pas mal de domaines artistiques avant de se fixer plus posément sur la photographie et l’écriture. A travers ses romans (la plupart du temps policiers), il met en scène quelques personnages quasiment autofictifs et les plonge dans des univers où les troubles de l’Histoire se mêlent à leurs propres turpitudes. Auteur du fantasme de la jeune fille plâtrée, il se laisse aujourd’hui décortiquer par notre Petit Laboratoire.

PetLabPotGlob : Romain, tout d’abord bonjour et merci d’être présent aujourd’hui sur PotGlob. Ici, au PetLab, on a fait quelques recherches sur vous – principalement sur le net d’ailleurs parce qu’on est des feignasses – et on trouve à peu près toujours la même chose : Ecrivain, photographe, graphiste, dessinateur, cinéaste. On est allé vérifier et vous avez l’air, effectivement, de plutôt bien vous démerder dans tous ces domaines. Vous faites parti de ces artistes multicartes qui n’ont pas à se poser des questions de choix ?
Romain Slocombe : Multicartes, oui, mais il y a eu des choix à faire, même si les événements m’ont un peu mis la pression de leur côté. Illustrateur, par exemple, c’est une activité sinistrée que j’ai dû abandonner afin d’échapper à la catastrophe du long déclin de l’artisan dessinateur promis au rôle de has-been (vu l’arrivée constante de nouvelles modes graphiques). Cinéaste, on est venu me chercher (les programmes courts de Canal +, entre autres) pour faire des films. Écrivain, c’est en grande partie grâce à Patrick Raynal qui m’a fait confiance et m’a commandé une Série noire (ça a été Un été japonais) alors que je n’avais qu’un seul roman publié, des années plus tôt chez les Humanoïdes associés (Phuong-Dinh Express, en 1983). D’autre part, j’ai de qui tenir dans ma famille : un grand-père écrivain et historien (George Slocombe), un oncle directeur photo de Losey, Cukor, Huston, Polanski, Spielberg etc (Douglas Slocombe), un père architecte et grand dessinateur, une mère peintre tendance abstraction lyrique…
PL : Si l’on regarde d’un peu plus près votre bibliographie, tous domaines confondus, on compte une bonne trentaine d’éditeurs pour une soixantaine d’ouvrages publiés. C’est quoi au juste ? Un gros besoin d’indépendance ou juste une tentative d’épuisement des éditeurs parisiens ?
RS : D’abord, mes ouvrages sont assez variés (polars, BD, romans de littérature générale, romans jeunesse, livres illustrés, photographie, recueils de dessins ou peintures, etc), et tous ces projets n’auraient jamais pu se faire chez un seul et même éditeur. Certains de mes éditeurs ont aussi mis la clé sous la porte, depuis le temps… Quoi qu’il en soit, je pense toujours à un éditeur en particulier selon le cas, et je vais lui proposer mon projet (pour avoir un contrat, car en règle générale je ne me lance jamais sans).
PL : Il n’y a jamais de clauses de préférences dans vos contrats ? Ou bien vous les faites sauter systématiquement ?
RS : Ces clauses y figurent, puisque tous les contrats d’édition se ressemblent, mais on n’est pas tenu de les respecter car elles sont illégales. Tant que l’éditeur n’a pas avancé de l’argent à l’auteur sur un projet spécifique mentionné dans le contrat — titre, etc —, l’auteur n’a aucune obligation légale, et encore moins d’exclusivité, ça c’est n’importe quoi! En revanche, je suis, dans la mesure du possible, fidèle à mes éditeurs par style d’ouvrages : par exemple la série Woodbrooke, depuis que j’ai quitté Gallimard (où je ne me suis pas entendu avec Aurélien Masson sur le manuscrit de Regrets d’hiver) je l’écris exclusivement pour Patrick Raynal à présent chez Fayard Noir.
PL : Dans tous les domaines artistiques que vous explorez, arrivez-vous à trouver la même énergie de travail ?
RS : Oui — une fois que je suis rentré dans l’action de produire, que ce soit au cours d’une séance photo ou devant le clavier de mon ordinateur. Si l’énergie disparaît (comme ça a été le cas dans l’illustration, puis dans les courts métrages), j’abandonne progressivement le domaine en question.
PL : Il y a dans vos romans une part énorme dédiée à l’Histoire. Dans La Crucifixion en jaune vous étudiez quatre pans de l’histoire du Japon. Dans Lolita complex, premier opus de L’Océan de la stérilité, vous travaillez sur l’Histoire de l’Europe. Dans Mortelle Résidence, trois périodes se répondent avec comme point de convergence la ville de Lyon… On dirait que ce qui vous intéresse le plus, c’est ce background dont les conséquences viennent résonner dans l’action présente.
RS : C’est assez bien exprimé, merci ! J’ajouterai que j’ai tendance à toujours chercher dans les villes que je parcours à imaginer, à replacer les fantômes du passé, les traces des actions qui s’y sont déroulées, les événements, les costumes, les voix, les sentiments de ces gens qui nous ressemblaient, qui étaient nous. Quant à l’Histoire, elle ne fait que se répéter, que bégayer. Mais il faut s’y replonger en permanence si l’on veut en tirer des leçons utiles. Ce qui me fait peur dans l’évolution actuelle du monde, c’est que la déculturation des masses (celle-ci ayant par ailleurs diverses causes) contribue à effacer les acquis (sociaux et moraux, entre autres) et risque d’accélérer la catastrophe — voir ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie — de l’entropie qui nous menace. Cela dit, j’ai aussi écrit quelques romans sans rapport aucun avec l’Histoire, mon dernier, par exemple, Christelle corrigée qui est à la fois un roman érotique et une satire des milieux parisiens de l’édition.
PL : Dans ces romans, les thèmes historiques abordés sont toujours d’une atrocité sans nom. Le viol de Nankin raconté dans Regrets d’hiver semble presque en être le pire exemple. Parfois même, la partie documentaire en vient à prendre le pas sur l’action. Qu’est-ce qui vous attire à ce point dans ces épisodes effroyables de l’humanité?
RS : Je dois avouer qu’ils me fascinent totalement. C’est glauque, je sais, mais je n’y peux rien ! J’aime aussi décrire cela de façon réaliste afin de signifier quelque chose comme : « Y en a marre de ces romans ou de ces films où les héros s’en sortent presque tous à la fin et où l’atrocité de tel ou tel conflit est juste un background pittoresque un peu gore. La guerre est abominable, et le temps de paix n’est pas vraiment merveilleux non plus. » Comme disait (à peu près) Lillian Hellman à un producteur de Hollywood : vous croyez que ça existe, le happy end ? Est-ce que nous ne mourons pas tous ?
PL : Comment travaillez-vous pour faire communiquer ainsi l’Histoire avec votre sujet ? Je présume que vous faites énormément de recherches. Vous vous faites aider ou bien est-ce un travail de rat de bibliothèque ?
RS : Je ne suis certainement pas assez riche pour me payer des assistants ! Non, je fais des recherches sur internet, et dans certains cas (comme pour l’Unité 731 ou le massacre de Nankin) j’emprunte des livres à la bibliothèque de la Maison de la culture du Japon, à Paris. Lorsqu’un livre me paraît indispensable, je le commande sur Amazon. Ensuite, lorsque je me suis suffisamment imprégné du sujet, je commence la rédaction de mon roman, en gardant autour de moi tous les livres concernés, bourrés de marque-pages de toutes sortes… Il peut y avoir alors, des mois durant, une trentaine de bouquins, certains ouverts et empilés les uns sur les autres, jonchant les tables à dessin, les chaises et tout le mobilier autour de mon ordinateur. Il faut qu’au moment où j’aurai besoin de tel ou tel passage, il soit immédiatement à portée de main.
PL : Ce qui est étonnant à la lecture de vos romans représentant la souffrance et ses simulacres, c’est que souvent, dans les parties traitant de l’Histoire, la douleur semble devenir elle-même un objet de fantasme. Je pense notamment à Mortelle Résidence : on y lit les témoignages écrit d’une femme qui a vécu la terreur de 1793. Les faits révélés ne nous sont pas enseignés à l’école. Mais, à bien des égards, les malheurs de cette pauvre femme nous évoquent Justine de Sade. Du coup, il y a comme un transfert déboussolant entre le jeu de la douleur dans la partie contemporaine de vos écrits et les horreurs du passé que vous choisissez de traiter comme autant de révélations. Ne craignez vous pas un mélange des genres qui déstabiliserait le lecteur ?
RS : Pour Mortelle résidence, l’idée était justement d’écrire un roman sadien sur le thème de l’inhumanité. J’ai d’ailleurs, par jeu et en hommage au Marquis, utilisé 2 ou 3 phrases tirées de Justine pour les insérer dans mon texte. Quand j’étais au lycée, j’avais fait un devoir d’Histoire sur la Terreur, et le prof (un républicain admirateur de Robespierre) m’avait mis une note très moyenne, en dépit de l’exactitude de mon travail, me reprochant d’avoir fait un « catalogue » (d’horreurs ?)… J’ai dû vouloir inconsciemment me venger de lui, à l’âge adulte ! Quant au mélange des genres, eh bien cela va peut-être devenir ma marque de fabrique… Le lecteur devra s’y habituer !
PL : Il y a immanquablement, dans la plupart de vos romans, deux axes majeurs: Le Japon et la fracture osseuse. Parfois, souvent même, de jeunes japonaises plâtrées. Et puis des hommes qui les photographient (Woodbrooke dans La Crucifixion) ou qui leur courent après (Nestor dans Christelle Corrigée). Il y aussi celles qui se plâtrent volontairement et rêvent d’accident (Yuko dans Mortelle Résidence). Votre propre travail photographique présente un type semblable de fétichisme. D’où provient cette obsession qui semble hanter votre œuvre ?
RS : Un fantasme d’enfance, évidemment. J’ai toujours pensé que les bandages ou les plâtres étaient des accessoires qui rehaussaient la beauté féminine, en soulignant la vulnérabilité tout en attirant l’attention, par contraste, sur la beauté de la blessée. Ce fantasme n’est pas aussi rare qu’on pourrait le penser, il suffit de visiter les sites fétichistes sur le net pour s’en rendre compte. Mais je suis un des seuls (avec Helmut Newton) à avoir développé un travail artistique autour de cet imaginaire particulier.
PL : Parlez-nous un peu de ces personnages qui sont les héros de vos romans et qui semblent parfois ne faire qu’un : le type maladroit, gentil, un peu loser, souvent artiste ayant pour obsession la représentation de la douleur et de ses stigmates. Je pense notamment à Woodbrooke, à Nestor, à Guttiérez, à Dariusz.
RS : J’ai toujours eu du mal à croire aux héros machos style OSS 117 qui semblent traverser les romans ou les films tels des robots programmés pour le plaisir du lecteur qui s’identifiera à eux. Je fais donc le contraire : je décris des losers affligés de tracas et handicaps divers (spasmophilie, douleurs prostatiques, timidité, gros rhume, genou enflé, etc.). Du coup ils en deviennent attachants (à ce que m’ont dit de nombreux lecteurs)… En revanche, mes personnages féminins sont plutôt courageux et volontaires.
PL : Quelles limites vous donnez-vous dans l’inspiration de vos propres fantasmes pour la construction de ces personnages ?
RS : Pas de limites particulières, par contre j’essaie de varier (dans la mesure du possible) non pas les fantasmes mais la façon dont ils vont intervenir dans l’histoire. Mes romans ont des points communs mais sont tout de même assez différents les uns des autres.
PL : Un autre paradoxe que je trouve dans vos livres : la puissance fantasmatique et fétichiste que développent vos personnages masculins dans leurs actes artistiques est telle que bien souvent, ça leur attire des ennuis qui iront jusqu’à mettre leur vie et celle des autres en péril. Et à côté de ça, on trouve des scènes érotiques qui sont souvent très brèves ou décrites avec beaucoup de distance. Comme si le fantasme en soi était bien plus important que l’acte.
RS : Il m’arrive d’écrire des scènes érotiques longues et explicites (par exemple entre le Poulpe et Chéryl au début de Saké des brumes), mais dans ces cas un minimum de distance — une écriture un peu froide — est nécessaire pour se différencier du porno (qui est généralement écrit dans un style « fleuri » et farci de métaphores). Mais je pense que la présence forte du fantasme, de l’imaginaire, de tous les « possibles », font plus pour éveiller les sens du lecteur que le passage à l’acte (qui est souvent — ironie de ma part — brusquement gâché par quelque événement imprévu : éjaculation précoce, changement d’avis de la partenaire féminine, réplique déstabilisante, etc etc.)
PL : Une avant-dernière question, au vu de l’importance que tout cela prend dans vos romans et dans vos photos. La façon dont vous représentez la douleur simulée reste très contrôlée dans une mise en scène visible. Est-ce qu’on pourrait parler d’une expression softée de vos fantasmes ?
RS : Il y a effectivement contrôle de la part de l’écrivain, sinon on risque de tomber dans le roman masturbatoire. Je suis toujours sur le fil du rasoir : suffisamment de fétichisme pour donner ma couleur personnelle à mes romans, mais pas trop car je n’écris pas pour le seul plaisir d’une minorité partageant les mêmes fantasmes que moi. Mon but est littéraire avant tout.
PL : Inévitablement, je vais vous demander de nous parler de vos projets et surtout du devenir de Woodbrooke que l’on a quitté dans un état de délabrement pitoyable.
RS: Woodbrooke va un peu mieux et part en reportage à New York (la semaine du 11 septembre !) dans Sexy New York, le 2ème épisode de L’Océan de la stérilité (chez Fayard noir), à paraître début 2010. Mais en ce moment je termine un roman (parution octobre ou novembre de cette année) pour les éditions Parigramme, qui lancent une nouvelle collection polar que dirige Olivier Mau. Autre projet, pour l’année prochaine : un scénario de BD aux éditions Delcourt, qui va me ramener au Japon et à l’Unité 731.
PL : Merci, Romain pour cet entretien et de nous avoir prêté vos photos.


Petite bibliographie potentielle et désordonnée
de Romain Slocombe à l’usage des plagistes :


- Un été japonais (La crucifixion en jaune 1) – 2000 – Gallimard Série Noire
- Brume de printemps (La crucifixion en jaune 2) – 2001 – Gallimard Série Noire
- Averse d’automne (La crucifixion en jaune 3) – 2003 – Gallimard Série Noire
- Regrets d’hiver (La crucifixion en jaune 4) – 2006 – Fayard Noir
- Saké des brumes (Le Poulpe n°245) – 2002 – Le Seuil/Baleine
- Envoyez la fracture (Suite Noire) – 2007 – La Branche
- Lolita Complex (L’Océan de la stérilité 1) – 2008 – Fayard Noir
- Mortelle résidence – 2008 – Le Masque
- Christelle corrigée – 2009 – Le Serpent à Plumes

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Crédits photos © Romain Slocombe