Je
m’en souviens très bien, elle s’appelait Mlle Doppler, c’était ma prof
d’économie de seconde, elle était toute jeune, mais vu comment elle était moche
et pas douée pour enseigner, non seulement elle allait finir vieille fille,
mais en plus, y a des chances pour qu’elle ait arrêté sa carrière pus tôt que
prévu. Doppler, comme l’effet Doppler, cette théorie qui explique, je sais plus
comment, que le bruit d’une voiture passe de l’aigue au grave en s’éloignant.
Tout ça pour dire que j’ai toujours été nulle en économie et que ça m’est
resté. Quand j’entends parler un économiste, ça me rentre dans une oreille avec
un son aigu et ça ressort par l’autre avec un son grave. Entre les deux, j’ai
pas retenu grand chose.
Donc,
les questions que je m’apprête à poser vont sans doute vous paraitre
complétement connes et vous allez certainement beaucoup rire de moi, ce qui ne
me gène pas du tout, vu que je n’ai ni égo, ni amour propre et que je cultive
une certaine autodétestation qui me permet de survivre dans ce monde atroce.
Passons.
Au
départ, pour écrire ce papier, j’ai fait des recherches sur internet pour
déterminer le nombre exact des destructions d’emplois sur la seule année 2015.
C’était ça mon sujet : dresser une liste des licenciements par ville, par
département, par région. Seulement voilà… Les lecteurs n’aiment pas les listes.
Et j’ai découvert que celle que je m’apprêtais à dresser risquait de faire fuir
les plus patients d’entre vous. Même en sélectionnant les entreprises qui
avaient foutu dehors plus de 50 employés, je m’en sortais pas. Du coup, je suis
allée au plus simple : un article de Libération
datant du mois de mars, comptabilisant 74 000 suppressions de poste pour la
seule année 2014.
Voilà,
j’ai mon chiffre, je peux donc poser mes questions débiles.
Si
l’on prend ces 74 000 comme une sorte de donnée tendancielle – il y a des
chances pour qu’on arrive peu ou proue à la même chose pour 2015, vu les
récentes annonces d’Air France et autres bandits notoires – on se demande une
chose : à quoi peut bien servir le fait d’apprendre encore un
métier ?
Comment
ne pas trouver étrange qu’un gouvernement lance un vaste plan de surveillance
des chômeurs suspectés de passer leurs journées à glander devant la télé plutôt
que d’envoyer des CV partout, alors même qu’il y a de moins en moins de travail
et de plus en plus de licenciements ? Comment se fait-il que chaque année,
au moment de la rentrée universitaire, on nous reparle de la mauvaise
orientation des étudiants qui donne lieu à tant d’échecs, alors que bien
conseillés, les jeunes bacheliers pourraient aller dans des filières dites
« à débouchés » ? Et puis, pourquoi nous parle-t-on tant de cette
fameuse fléxi-mobilité qui serait soi-disant le maître-mot du succès
professionnel et de la baisse du chômage, alors même que pour vivre décemment,
pour se mettre un toit au-dessus de la tête, pour pouvoir payer des traites et
nourrir sa famille – donc de faire fonctionner l’économie – un être humain doit
pouvoir se fixer quelque part et compter un tout petit peu sur son
avenir ? En gros, elle sert à quoi cette culpabilisation de la société sur
l’emploi alors que de l’emploi, il y en a de moins en moins, qu’il est
totalement dévalué et ne sert plus que de variable d’ajustement et de
promesses électorales ? Au bout du compte, quand tout le monde sera aux minimas
sociaux et que les régions ne pourront plus payer les minimas sociaux, que
deviendra le grand capital ? Qui ira encore chez Auchan, Carrefour ou même
Lidl pour faire ses courses ? Qui achètera encore des bagnoles ?
Quelques inconscients qui se rendront compte au bout d’un mois qu’ils n’ont
rien pour payer l’assurance et le gasoil ?
Je
n’ai pas de réponse à ces questions parce que, je le répète, j’étais nulle en
économie, et Mlle Doppler n’y était sans doute pour rien. En physique non plus,
je ne brillais pas. Pourtant, l’effet Doppler, ça m’a marqué – en tant qu’image
métaphorique en tout cas.
L’effet
Doppler, c’est ça. Une ambulance qui débarque sur un boulevard engorgé. Chacun
dans sa voiture, on entend sa sirène venir de loin, aigüe. Lorsqu’elle passe à
coté de nous, ça hurle et on se rassure en se disant : « T’en fais
pas, mon vieux, c’est pas toi qu’est là-dedans ! ». Et puis, l’ambulance
s’éloigne, et le son qu’elle déplace derrière elle devient plus grave avant que
de disparaître. Alors, on oublie, parce que c’est encore ce qu’il y a de plus
simple à faire. Mais, les questions restent. Des questions auxquelles, le soir
venu, des experts en économie nous apportent la réponse, au journal de 20H. Des
stats, des courbes, des vrais ou faux, commentés par des crânes d’œufs qui
constatent comme nous que tout ça n’a aucun sens. Mais qu’il est tout à fait
condamnable de violenter la chemise d’un dirigeant qui vient d’annoncer à 3000
personnes que bientôt, ils auront tout le temps de réfléchir au sens de la vie.
Bernadette
Kich
Comptable
au Petit Laboratoire des Potentialités Globales
depuis
2007